«Selon Rothko, l’artiste a pour mission de réparer le monde»
ET
INTERVIEW
Spécialiste de l’histoire de l’art aux Etats-Unis, Annie Cohen-Solal montre comment, au XXe siècle, les juifs immigrés ont été un vecteur de modernité. Avec Rothko en figure de proue flamboyante
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Biographe de Sartre et commissaire générale de l’expo «Magiciens de la terre, 2014» au centre Georges Pompidou à Paris, Annie Cohen-Solal s’intéresse depuis une vingtaine d’années à l’histoire de l’art et des artistes aux Etats-Unis. Elle publie un ouvrage sur Mark Rothko, sans doute le peintre le plus influent de l’après-guerre et aujourd’hui le plus côté. Ce qui intéresse particulièrement cette intellectuelle, c’est l’histoire sociale de l’artiste aux Etats-Unis. Mark Rothko est son troisième livre sur ce thème après Un jour, ils auront des peintres et Leo Castelli et les siens(Gallimard, 2000 et 2009).
Pourquoi l’art moderne, dont Rothko est le représentant symbolique, n’arrive-t-il sur le devant de la scène, aux Etats-Unis, qu’au milieu des années 50 ?
Ma recherche tourne précisément autour de cette question : pourquoi les Etats-Unis ont-ils produit des artistes aussi magnifiques aussi tard ? D’un point de vue artistique, tout au long du XIXe siècle, ils vivent sous le modèle français, opprimant, écrasant. Pour des raisons politiques, éthiques et surtout religieuses, ce pays considère alors l’artiste comme un citoyen de second ordre. Les Etats-Unis sont un pays fondé par des hommes qui ont quitté l’Europe, ses monarchies, le poids, l’opulence de l’Eglise catholique pour «de bonnes raisons» et l’artiste y est vu comme le symbole de cet ancien monde, puisque, après tout, les rois et l’Eglise étaient les premiers mécènes. Le changement de statut intervient à la fin du XIXe siècle avec l’émergence d’une nouvelle classe sociale, ceux que l’on appelle lesrobber barons, les «barons voleurs». Ce sont les nouveaux industriels qui font très vite d’énormes fortunes, liées à la conquête de l’Ouest, dans la sidérurgie ou le transport ferroviaire. Pour asseoir leur respectabilité sociale sur le plan symbolique, ils achètent et collectionnent des œuvres d’art, puis créent des musées à partir de leurs collections.
Quelle est la spécificité de Mark Rothko ?
C’est un peintre engagé qui va vers l’art pour des motivations sociales et politiques plus qu’esthétiques. Il n’y a pas de tradition artistique dans sa famille, il n’a pas de talent particulier de dessinateur, il n’est jamais allé au musée avec ses parents et son éducation artistique est rudimentaire. En revanche, c’est un vrai intello. Il a eu une expérience extrêmement dure de migrant, repoussé de l’empire russe par les pogroms. Il se retrouve isolé dans la ville de Portland, dans l’Oregon, où son père s’est installé, vivant dans un ghetto de juifs russes au milieu de juifs allemands, plus riches, plus arrogants et mieux intégrés.
A Yale, il est aussi rejeté par les Wasp et les fraternités de l’université, antisémites, parce qu’il est juif et immigré. C’est après avoir abandonné Yale, en 1923, qu’il visite un atelier. Sa formation essentielle est le Talmud. Rothko est emblématique d’une trajectoire, de ce groupe de peintres juifs qui se confrontent à deux autres écoles. L’une, locale et régionaliste, avec un peintre comme Thomas Hart Benton qui est malgré tout le maître de Pollock, et celle des abstraits européens comme Kandinsky ou Mondrian. Les juifs immigrés deviennent ainsi des vecteurs de modernité à l’intérieur des Etats-Unis.
Rothko est il religieux ?
Rothko est un juif séculier, comme l’était déjà son père pharmacien, progressiste. Pourtant, c’est ce père qui l’inscrit, dès l’âge de 3 ans, dans une école talmudique. La démarche peut paraître paradoxale. Il s’agit selon moi d’un réflexe de repli archaïque. Après cette formation religieuse, Rothko part aux Etats-Unis retrouver son père, qui meurt six mois après son arrivée. Et, pendant un an, chaque jour, ce petit garçon - il a 11 ans - va au nom de la famille réciter le kaddisch, comme le veut la tradition.
Il n’a plus jamais remis les pieds dans une synagogue ensuite. Mais il reste un homme du Livre, totalement imprégné de cet univers religieux. Je vois cela dansThe Artist’s Reality, le livre qu’il écrit en 1940. Il y parle du statut de l’artiste. Il analyse l’histoire de l’art et des artistes et se demande pourquoi l’âge d’or a disparu. On y trouve un très beau chapitre sur la fonction sociale de l’artiste. Il y parle dutikkun olam, la réparation du monde, selon la tradition juive. Il se demande pourquoi l’artiste aux Etats-Unis, à cette époque, les années 40, n’a pas l’éclat, la reconnaissance, l’impact qu’il a eu à d’autres époques, comme au temps de la Renaissance florentine. Il pense que l’artiste a pour mission de réparer le monde. Qu’il s’agit de la mitsva [bonne action, ndlr] de l’artiste. Il est habité par son idée de mission, de fonction symbolique de l’art.
Il a fait du figuratif à la Hopper, du symbolisme, du surréalisme, avant de trouver sa voie. Quel a été le déclic ?
Les deux éléments qui seront déterminants pour l’affirmation de son esthétique ont été la rencontre avec Clyfford Still à San Francisco et la découverte de l’abstraction, puis la révélation d’une toile de Matisse, l’Atelier rouge, qu’il découvre peu après son acquisition par le MoMA en 1949.
Sa recherche ne doit surtout pas être réduite à une question de palette, avec une évolution vers des teintes de plus en plus sombres, notamment parce qu’il haïssait qu’on le réduise, comme le faisaient certains critiques au début, à un peintre décoratif. Il ne voulait pas que l’on voie simplement ses tableaux : il cherchait à créer une expérience totale chez celui qui les regarde. Il voulait déterminer jusque dans ses moindres détails le dialogue créé entre ses œuvres et le spectateur. Il aimait savoir comment elles seraient exposées dans les musées, comment était la salle, la lumière. Il était aussi précis dans ses exigences sur l’accrochage de ses toiles : leur hauteur par rapport au sol, la couleur des murs - estimant qu’un blanc trop blanc dénaturait ses tableaux. C’est particulièrement évident dans la chapelle de Houston, qui est sa plus grande œuvre, devenue un grand lieu de pèlerinage œcuménique et politique.
S’est-il inspiré des techniques des peintres de la Renaissance qui le fascinaient ?
Il adorait ces artistes, aussi bien Léonard de Vinci, Giotto que Michel-Ange, Piero della Francesca ou Fra Angelico. L’Italie était d’ailleurs le pays européen qu’il préférait avec la Grande-Bretagne. En lui coexistaient l’intellectuel, l’éducateur, mais aussi l’artisan qui combinait des techniques très anciennes et des découvertes très récentes. Ainsi, pour la chapelle de Houston, il prépare la couche de fond avec une peinture à l’œuf - a tempera -, une technique qui était celle de Piero della Francesca, puis il continue avec des couches fines ce qui donne des couleurs très douces et très lumineuses, avec une transparence intrinsèque. C’est un effet très particulier qu’on ne peut pas atteindre avec une peinture à l’huile. Mais, en même temps, il mêle ces couleurs avec de l’acrylique, ce qui donne à ses œuvres une luminosité très particulière, comme venant de la toile elle-même, presque phosphorescente, qui accroche la rétine. Le spectateur ne peut s’arracher de la toile.
Comment arrive le succès ?
Il n’a pas vraiment gagné sa vie avant de rencontrer Sidney Janis, qui était le plus grand marchand de l’époque. Avant, il vivait misérablement. A la fin des années 50, alors qu’il est quinquagénaire, il commence vraiment à exploser. Dès lors, les choses vont très vite. Il commence à s’inscrire dans le monde des galeries, des musées, des grandes expositions. Des commandes arrivent. Si l’artiste est l’acteur manifeste du monde de l’art, pour émerger, il doit être entouré d’autres acteurs«dynamiques» : l es critiques, les commissaires d’exposition, les conservateurs et les directeurs de musées, les collectionneurs… Tous ceux qu’il appelait les parasites - ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des relations très étroites avec certains d’entre eux. Il est alors un peintre reconnu, qui vend bien ses toiles, que l’on vient chercher pour réaliser des fresques dans le restaurant de luxe du gratte-ciel Seagram de Philip Johnson, à New York. D’où les dures critiques de ses amis du début, comme Clyfford Still. Ce succès est en même temps assez éphémère car, avec le marchand et galeriste Leo Castelli, qui arrive sur le devant de la scène artistique en 1958, une nouvelle génération - celle des post-dada avec Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein, puis Andy Warhol - fait passer au second plan ces expressionnistes abstraits - dont Rothko - qu’ils détestent.
Aujourd’hui, Rothko est le peintre abstrait le plus coté. Pourquoi ?
Certains de ses tableaux ont été vendus à 80 millions de dollars [59,3 millions d’euros], plus que Jackson Pollock. En mai 2012, Orange, Red, Yellow (1961) a été ainsi adjugé à près de 87 millions de dollars. Mais récemment encore, ils étaient beaucoup moins chers. Quand ses deux enfants, après quatorze ans de procédure judiciaire, ont pu finalement récupérer les 798 œuvres indûment captées après le suicide de l’artiste en 1970 par son marchand, la nouvelle Fondation Rothko a proposé ses œuvres à de nombreux musées européens pour des sommes relativement modiques. Sans aucun succès en France, où il n’y a en tout et pour tout, dans les collections publiques, que deux toiles de Rothko au centre Pompidou.
Il est de retour dans son pays d’origine, la Lettonie. Comment cela s’est-il fait ?
Un centre Rothko a été inauguré en avril à Daugavpils - le nom letton de Dvinsk, sa ville de naissance, au sud d’une Lettonie indépendante et membre de l’Union européenne. C’est, après la National Gallery de Washington, la Tate Gallery de Londres et la chapelle Rothko à Houston, le quatrième espace à présenter au public une collection permanente substantielle des œuvres du peintre. Cela est d’autant plus extraordinaire que, dans cette république balte, où 90% de la population juive a été exterminée par les Einsatzgruppen nazis, il n’y avait pas le moindre livre sur ce peintre durant toutes les années soviétiques. Ses enfants sont venus et ont prêté des œuvres d’une valeur de près de 500 millions de dollars [371 millions d’euros],dans une logique qui est celle du tikkun olam, «la réparation du monde» qui fut au cœur de la quête de leur père. Dessin Yann legendre